mardi 13 mars 2012

La tactique du peloton

Je soupçonne les conducteurs de toutes les lignes de bus de Buenos Aires – en particulier ceux de la ligne 92 – de se mettre d'accord pour faire les trajets par groupes de trois, si ce n'est de quatre ou même cinq, histoire de pouvoir faire un brin de causette à chaque feu rouge en ouvrant cette porte par laquelle montent habituellement les passagers en tendant aimablement leur carte SUBE vers le lecteur – 1.25 s'il te plaît, bip, merci – ou leurs pièces de monnaie vers le distributeur situé juste derrière le fauteuil dudit conducteur.

Le principal inconvénient de la tactique du peloton, pour le modeste passager s'entend, c'est qu'il faut en général attendre vingt bonnes minutes à côté d'une pancarte accrochée à un arbre avec un fil de fer en se demandant si toute cette belle avance prise par précaution – après tant d'années, on ne nous la fait plus – était bien suffisante.

Son principal avantage réside quant à lui dans la rapidité accrue du trajet, rapidité susceptible à elle seule de réduire en grande partie le retard abyssal pris au départ, d'autant plus que, tant que le bus est plein, c'est-à-dire tant que les passagers accumulés à côté du chauffeur ne permettent même plus d'ouvrir la fameuse porte qui rend possible la communication entre les différents véhicules – voir plus haut –, et que personne n'a le mauvais goût de demander un arrêt, le bus en question continue sur son élan d'une seule traite, sauf, bien entendu, si le chauffeur passe justement devant le kiosque où d'ordinaire il achète ses clopes, son journal, son Coca ou ses empanadas, kiosque en général stratégiquement situé à la hauteur d'un des arrêts officiels de la ligne en question.

Alors, le chauffeur, assoiffé, affamé, aux doigts transpirants et gourds jaunis par la nicotine, doit faire des épaules entre ses chers passagers – désolé, pardon, pardon – avant de remonter quelques secondes plus tard dans son cockpit, en règle générale décoré de miroirs taillés en biseau voire de néons bleus ou roses, pour continuer sa folle chevauchée à travers le diabolique enchevêtrement tissé par les différentes compagnies de transport public, embrouillamini savant qui ne commence à livrer ses secrets au simple mortel qu'au bout d'un minimum de deux à trois semaines – faites-moi confiance, ce n'est pas un chiffre en l'air – d'usage acharné.