samedi 1 décembre 2012

Marcel Duchamp et les restes du ready-made

Marcel, Duchamp, et, les, restes, du, ready-made: sept objets prêts à l’emploi que j’ai à ma disposition pour m’exprimer, une jolie petite collection que je peux arranger à ma manière. Sept objets dont je suis le producteur et qui sont nés à la fois de mon savoir-faire dactylographique, de l’appui technologique offert par mon Mac et du respect rigoureux, ne laissant pas la moindre place à l’improvisation, des règles de l’orthographe et de la grammaire de la langue espagnole. Sept objets tout neufs, pas encore utilisés, que j’ai choisi de disposer à l’entrée de ce texte en suivant l’exemple d’Horacio qui a, lui, choisi de disposer des objets très semblables, des objets qu’il a construits avec son propre savoir-faire artisanal, sur la couverture de son essai.

Dès que je le pose sur cette page, chacun de ces objets acquiert de la valeur: quelques centimes, un pourcentage de la somme sur laquelle nous nous sommes mis d’accord avec Horacio pour ce prologue. Si je le pose sur une autre page, il ne vaudra peut-être rien, peut-être beaucoup plus, et si, pris par mon élan, par mon plaisir d’écrire, je me lance dans un interminable exposé, ce pauvre petit objet perdu dans la masse torrentielle de mon inspiration verra sa cote baisser à vue d’œil. Il est à noter que la valeur de chacun des objets qui composent ce texte suivra strictement la même courbe: privilégier l’une de ces marchandises par rapport à l’autre n’aurait, vous serez certainement de mon avis, pas le moindre sens.

Une fois sur cette page, ces différents objets changent non seulement de valeur, mais gagnent aussi en épaisseur. Tout lecteur ayant ouvert ce livre abordera en effet chacun de ces petits objets prêts à l’emploi avec une attention décuplée: il se gardera bien de laisser son regard passer sur eux comme il le ferait sur des objets similaires disposés, par exemple, sur la page de son journal du matin. Non, pas du tout. Le lecteur, sachant pertinemment qu’il serait mal venu de prendre ces objets pour des objets quelconques, va les observer sous toutes les coutures, de face, de profil, il va les inspecter minutieusement, conscient du fait qu’ils ont, chacun, été choisis avec beaucoup de soin par un écrivain désireux de les arranger d’une manière digne de se retrouver dans l’écrin prestigieux d’un livre d’art.

En effet, tout est question d’arrangement, les objets à ma disposition à l’intérieur de la langue espagnole sont en nombre limité. Je pourrais naturellement faire confiance à mon inspiration et en fabriquer d’autres, absolument nouveaux, absolument contemporains, collant absolument à la subtilité de ma pensée originale et personnelle, mais je serais très embêté au moment de les utiliser, à moins, bien entendu, que je ne destine ce texte éventuel à mon seul usage. Reste, donc, à faire résonner ces objets communs les uns avec les autres en les disposant de manière suggestive à l’intérieure de phrases construites dans le respect absolu de la syntaxe.

Plutôt que de m’acharner à suivre mon inspiration personnelle en cherchant le moyen de créer des objets à mon image, je serais sans doute plus avisé de modifier insensiblement le sens d’un objet préexistant, par exemple l’objet « fontaine », objet que je pourrais associer, en suivant l’exemple de Marcel Duchamp, à un simple urinoir du genre de ceux qu’on trouve dans le commerce. Ce faisant, et pour autant que mon association ait autant de succès que celle réalisée par mon illustre prédécesseur, je pourrais glisser dans l’épaisseur de l’objet « fontaine », l’idée d’un urinoir. Reste alors à déterminer la manière dont se répartirait la valeur de l’œuvre ainsi obtenue entre « fontaine » et cet autre objet du monde qu’est l’urinoir. Est-ce que « fontaine » aurait gagné de la valeur dans ce processus ? Est-ce que je pourrais, dès lors, vendre « fontaine » séparément de l’urinoir ? À quel prix ? Est-ce que, du coup, l’urinoir vaudrait moins cher ?

J’aurais également pu choisir de m’intéresser à ces signes de ponctuation, autres objets prêts à l’emploi, que j’ai rajoutés entre les sept éléments de ma collection première. Une virgule semblable employée par Horacio, dans l’une des installations qu’il expose depuis déjà quelque temps, entre des carrés de couleur possédera sans aucun doute, non seulement une tout autre profondeur conceptuelle que n’importe laquelle des miennes, mais également une valeur marchande beaucoup plus intéressante que l’immense majorité des virgules dispersées sur une page, même sur la page d’un livre, même sur la page d’un livre d’art, même sur la page d’un livre d’art écrit par un artiste, serait-ce Horacio Zabala en personne.