dimanche 6 mars 2016

Une semaine à Tromsø


Une note, de 2004:

"D’abord, sur un tarmac de Norvège (celui d’Oslo ou de Trondheim): l’air que je respire à pleins poumons: du kérosène, de la neige, mais surtout beaucoup d’espace (et l’espace intérieur pour caser tout cet espace inspiré). Je vais à trois ou quatre cents kilomètres au nord du cercle polaire, mon journal m’a envoyé là-bas, je vais écrire un grand article, dans tous les sens du terme (quatre pages et tous mes dons d’écrivain en herbe).

Il fait nuit quand j’arrive à Tromsø : encore quelques lumières, par petits groupes, les routes qui sont blanches, c’est-à-dire de la même matière que tout le reste du sol mais avec des bords et parfois des phares. Un taxi jusqu’à l’hôtel (mon premier hôtel de fonction) et une balade sur les trottoirs gelés pour profiter de ce voyage, profiter déjà, profiter tout de suite.

La chasse aux détails pittoresques, à peine arrivé, beaucoup de détails pittoresques, des détails pittoresques que je vais synthétiser en quelques phrases, phrases que je vais tisser avec art autour de celles qui me serviront à décrire la pièce que je vais voir demain soir, la pièce pour laquelle j’ai été envoyé ici (parce que la femme du rédacteur en chef adjoint a travaillé avec le metteur en scène, mais c’est une autre question). Essayer de trouver des angles (c’est ça qu’il faut faire) pour ciseler de petits papiers d’ambiance (c’est pour ça que je suis là, que mon hebdomadaire a mis plusieurs milliers de francs sur le coup).

Il y a cette mer et le sel de cette mer en même temps que la neige, c’est ce qui me marque. À la fois la montagne et la plage. Et ces gros bateaux (pas si gros que ça, en fait, mais ils font gros, là). Une frégate militaire. Je crois qu’un brise-glace arrive, quelque chose comme ça. Les mouettes sur la neige. Très pittoresque.

Première nuit (mauvaise) dans mon hôtel de fonction.

Je suis fier de mon hôtel, pas de ma fonction: toujours eu un peu honte d’être appelé journaliste. Mais bon, je ne sais pas comment ça se dit en norvégien.

Premier petit-déjeuner: buffet large (assez pour faire un bon pique-nique, au prix où est la bouffe ici). Et rechasse aux détails pittoresques. Les maisons de couleur, les nuits longues (malheureusement, à cette époque de l’année, le rapport jour/nuit est tout ce qu’il y a de plus habituel: fifty-fifty, grosso modo – à imaginer, donc). Les rues verglacées qui montent et qui descendent, les pneus à clous, la montagne d’en face avec son téléphérique qui ne marche que le week-end en cette saison (pas de bol). Toujours le pittoresque, de quoi leur faire un putain d’article dont ils vont se rappeler.

Je vais voir une répétition, je rencontre le metteur en scène et le décorateur (et sa femme), ou le contraire, c’est-à-dire, le contraire dans l’ordre des actions. La pièce est à peu près nulle, le metteur en scène est gentil, on n’a pas grand-chose à se dire. Il faudra que je trouve beaucoup de choses intéressantes à raconter sur la ville pour bouffer un peu de la place prévue pour la pièce, parce que là, vraiment, je vois pas trop ce que je vais pouvoir écrire.

Un peu de shopping, une mauvaise pizza très chère, mes premiers doutes sur mes qualités de chasseur de pittoresque (mais pas encore sur mes qualités de rédacteur).

La première tient toutes les promesses de la répétition: la pièce est mauvaise, très mauvaise, enfin, la mise en scène, parce que Brecht, quand même, ça tient la route, même en norvégien avec le texte en français sur les genoux (il y a le mot hydropcie qui me reste – mais mon correcteur me dit que ce n’est pas français: peut-être un mélange du mot norvégien dont je ne me souviens pas et de sa traduction française qui doit s’approcher de quelque chose comme de la goutte).

Je noircis page sur page, sans beaucoup de succès. L’attaché de presse du théâtre me prête un vieux Mac qu’il m’amène dans le coffre de sa voiture. Ça ne va pas beaucoup mieux. Je pensais écrire pendant les trois jours payés par le journal et voyager après, mais, vu qu’après trois jours, je n’ai à peu près rien, je décide de rester là. Et le même attaché de presse me propose un appartement du théâtre, quelque part dans un immeuble locatif en banlieue.

Des murs de neige, une odeur de renfermé dont je me souviens sans pouvoir la décrire (comme souvent avec les odeurs). Au rez-de-chaussée, avec fenêtres sur la neige et sur quelques arbres. On empile le Mac comme on peut sur une table et je peux commencer à tourner en rond, à faire les cent pas dans ces trois pièces, à faire des huit, à sentir cette angoisse qui monte en moi, qui me tient, cette angoisse à laquelle je vais devoir m’habituer dans les années qui suivent.

Rien.

À la télévision, un clip de M, le fils de Mathieu Chedid. Là aussi, un souvenir précis de la musique, mais impossible de la décrire. Quelque chose de décalé avec une voix toujours en dérapage contrôlé. Et moi, assis par terre dans un coin de la pièce de l’ordinateur, la tête contre le radiateur, les yeux dans la télé sans faire exprès, juste pour ne pas trop penser à moi, c’est-à-dire à ce que je n’arrive pas à écrire.

Et la pièce, prise par un bout, prise par un autre. Les gémissements que je ne connais pas et qui sortent de moi (j’ai souvent un peu de peine à le croire, mais oui). Sorties à la chasse au pittoresque, sorties au supermarché du coin pour des denrées de première nécessité: bananes, yaourts, pain complet et gros sachet transparent de bonbons à prendre à la pelle (mes mains sur la poignée du caddie qui se serrent, qui se desserrent, qui la pétrissent en attendant à la caisse et l’envie de crier: un peu banal, mais c’est comme ça). Et encore les huit à travers l’appartement.

Tellement de stress que j’éjacule sans me toucher, juste en serrant les muscles du périnée, ou alors en me branlant à peine devant le lavabo de la salle de bain, plusieurs fois par jour, pour pas grand-chose, de la détente qui ne dure pas, un relâchement très rapide dans ce texte qui ne vient pas, dans cette guerre contre moi autour de ce texte qui ne vient pas (il ne tiendrait qu’à moi d’écrire un truc, disons, plus simple, de me débarrasser de ça vite fait, mais non, je m’enferme dans ma perfection et mes principes de sincérité face à cette pièce que je trouve nulle et pour laquelle on me paie pour écrire qu’elle est bien: ça semble simple, vu depuis ici, depuis maintenant).

Il y a aussi ce réveil, d’un seul coup, toujours à la même heure (sept heures, je crois), en sursaut, alors que je suis mort de fatigue à me ronger les poings toute la journée. Jusqu’au bruit du ventilateur du Mac qui est pénible, sans parler de sa sonnerie de mise en route, petite symphonie électronique en toc. Et le texte, bien sûr, qui ne vient pas, pas du tout.

Alors, je retourne en ville (et, dans la bouche, ce goût d’angoisse qui remonte du ventre, qui se mélange avec celui de la neige, avec celui des bananes pas mûres et du pain complet). Trouver n’importe quel moyen pour faire passer le temps, pour oublier que le temps ne passe pas, pour oublier que je suis là et que mon article refuse de venir, refuse de sortir, que je refuse de laisser venir mon article, de le laisser sortir.

Invitation de l’attaché de presse chez lui: du poisson, des patates à l’eau, quelque chose de typique et de pas très bon. Le bar original du bled où je fais la causette avec un habitué (de quoi est-ce qu’on a bien pu discuter, des îles Lofoten, ça me revient). Et garder la facture pour faire pittoresque (ce bar avait quelque chose de spécial). Et la longue pente entre les murs de neige pour retrouver mon petit appartement avec vue sur neige et Mac éteint. Branlette et rebranlette et au lit comme une masse. Et réveil à sept heures.

Je dois prendre cinq avions différents pour arriver à Genève, impossible de lire. Juste de la musique à fond (Eberhardt Weber) dans le duty-free de l’aéroport de Copenhague.

J’arrive à minuit et j’écris mon article jusqu’à cinq heures du mat. Je l’amène à la rédaction à neuf et je reste devant les écrans de la maquettiste à essayer de trouver ce que je pourrais bien mettre comme légende à ces photos.

Cette guerre de moi et moi contre la page, c’est le début d’une très mauvaise période. Je suis content de pouvoir l’écrire, maintenant, avec cette distance."